Il faut que tu manges le monde.

De toute manière, les dès sont déjà joués, alors pourquoi se priver ? Dévore tout comme une ogresse, ajoute du sel et du piment rouge partout, autant qu’il te plaira.

Il faut que tu goûtes chaque ingrédient sans faire la grimace.

Sur un plateau d’argent, la vie te sert des milliers d’opportunités, si tu es intelligente, tu sauras les mener par le bout du nez.

Goûte, croque, engloutis voracement, n’en laisse pas une miette.

Et si quelqu’un te traite d’égoïste, mange-le. 

Les pistaches se dandinent devant les moustachus et ricanent niaisement avec leur toute petite voix aiguë. Fais-les craquer gentiment sous tes molaires.

Les couteaux tranchent en fine lamelle les cœurs pour en faire un carpaccio d’amoureux. Ils ne t’ont pas vu venir, l’amour rend aveugle, c’est un refrain un peu ringard, mais tant pis, c’est bien fait pour eux, ils n’avaient qu’à ouvrir les yeux.

Les moutons tous habillés de blanc se pressent les uns contre les autres et se cachent sous tes aisselles, sous la plante de tes pieds et derrière tes oreilles. Pars à la chasse, déloge-les pour n’en faire qu’une bouchée. Bientôt tu auras tout avalé, il ne restera plus rien à te mettre sous la dent. Un univers vide.

Et alors ? Tu en auras bien profité n’est-ce pas ? Quand il ne restera plus personne à qui parler, tu te diras que tu es un moine zen qui a découvert la vacuité.

 Et puis 

                     tu te mangeras.

Dors, dors, ton corps d’or

Parmi la tourbe et la poussière.

Tu passeras la lisière 

Comme l’enfant dans les bras de la mère,

Tu ne connaîtras plus de frontière

Entre l’ici et l’ailleurs. 

Tu laisseras ici-bas

Ton corps jadis si lourd et si fort,

Tu t’en iras,

Aussi léger que la lumière.

Surtout ne regarde pas en arrière 

Et que mes larmes ne te lient l’âme,

Tu délieras un à un tous les liens

Tu n’en laisseras aucun.

Caché dans les recoins du cœur

Un simple brin te retiendrait sur la berge,

Celle où je me tiens, debout, face au chemin.

Toi tu traverseras et rejoindras la claire lumière.

Celle qui effraie, celle qui éblouit.

Rejoins-la, je t’en prie,

Comme une goutte de pluie

S’offre à l’océan – sois l’océan.

Va maintenant. Il est temps.

Prends garde !

Quand monte l’éclipse au cerveau,

Que la lune gibbeuse t’éclabousse

et boit avec toi, un verre, encore un verre

Prends garde à l’écorce de tes rêves nocturnes qui se craquellent,

Aux mornes matins blancs qui poussent à enfiler les souliers rouges,

Prends garde aux ombres en sueur qui te frôlent, aux bouches affamées qui voudraient manger dans la paume des mains, dans le creux des reins, tout au bout des seins,

À l’amère et âpre goût de rancœur, gravelle qui tâche au fond du verre,

Prends garde aux mages parisiens qui choisissent les élues à la courbure de leurs hanches, à la pureté de leur robe légère,

Prends garde à tes mots qui éclatent et roulent sur le plancher, aux rires qui résonnent comme des chiens hurlants dans la nuit, à tes bras qui tentent de reprendre les rennes en vain…

Oui – Prends garde.

Et maintenant que fais-tu ?

Ta Mère n’a plus de lait. Alerte !
Ses seins flottent au vent
La rivière verte s’est tue
Sa crinière d’écume ne se cabre plus

Alerte ! la Skokomish est en cru
Les saumons enjambent le pont
Et meurent en chemin
La terre tremble – le corps résonne
On est en vigilance orange

Alerte ! chairs mutilées
On virucide on soigne
à coup de scalpel
et de lance flamme

Ton grand père le savait
Quand les vignes remplaçaient
Les arbres de leur uniforme monotone
Que les feuilles se teintaient de bleu
Céruleum sur sol desséché ocre jaune

Le grand chêne n’est plus
Le silence métallique de l’air
Hurle l’absence. Alerte !
Où sont passés les oiseaux ?

 » Do witzenia« … je raccroche le téléphone. Silence en moi. Cœur qui bat.

Il l’a dit. Il s’enrôle en Ukraine, soldat pour la liberté aux frontières de sa terre natale.
Il l’a dit, en riant, sa voix pleine de fièvre et de folie. Comme une flèche décochée qui attendait depuis bien longtemps ce prétexte là. Sa prédiction de mourir jeune serait donc réelle ?

Une courte vie d’extase, d’orgueil, d’adrénaline, de visions fulgurantes.

Le choix lucide de tout cela. Une vie à vouloir vivre chaque seconde entièrement sans rien retenir, sans aucune attache. Une vie à se brûler le corps, avec un cœur sculpté dans une armure de plomb.

J’avais lu en lui dès notre rencontre l’impressionnante folle sagesse dans ses yeux bleus divergeants qui semblaient envelopper tout l’espace. J’avais ressenti l’appel du combat, la fascination pour la mort, et puis cet absurde paradoxe de douceur presque enfantine, cette sensibilité extrême, cette intense et si douloureuse opposition entre un père guerrier, et une mère, inexistante artiste évaporée. Il incarnait les deux, le génie artistique tout en finesse dans un corps d’Achille, homme montagne.

Il était entré dans ma vie de la même manière qu’il savait en sortir : imprévisible et radicale, une bourrasque de vent qui sème le chaos et entraine une onde de choc sur son passage. J’avais vu venir par la forêt ce géant au sourire d’enfant perdu, qui ne parlait pas ma langue, gêné dans son corps trop grand et trop fort. Trouvant enfin un asile dans notre maison accueillante, il s’était agenouillé pour caresser le chien. Il m’a fallu peu de temps pour prendre conscience de ce conflit intérieur, cette bête féroce née pour tuer, qui luttait sans répit avec la sensibilité du peintre au regard qui transperce, le tout petit enfant blessé qui avait grandi entre des murs pleins de moisissures, d’injures et de coups, contraint de se fabriquer une épaisse carapace d’acier inoxydable et de nombreux masques mythiques dont il jouait à loisir pour construire sa propre légende.

À présent, je crois avoir tout reçu, les coups et la douceur, la violence implacable, et la vision hors norme. Son corps d’immortel infatigable, sa concentration et sa maîtrise totale de ses moindres mouvements font de lui un être à part. Conscient de cela, il en joue et renforce cette aura qui brûle, insupportable pour la plupart. Il s’en moque. La terre entière peut bien le détester, il s’en moque.

Et pourtant, aujourd’hui encore, je raccroche le téléphone. Le silence en moi me montre à quel point je me suis mentie : non, je ne l’ai pas cerné, je ne le cernerai jamais, aucune prise, aucune attache sur cet être énigmatique qui me fascine pourtant, dans ce mouvement d’attraction et de répulsion.

Dans le vide laissé en moi, les questions se cognent contre mes tempes : pourquoi m’appelle-t-il ce matin pour m’annoncer cette nouvelle et me dire que rien n’est important ? Souhaite-t-il encore provoquer un séisme en moi, ou bien est-ce qu’une infime fissure a su s’immiscer en son centre, brèche que le soldat orgueilleux n’avouera jamais ? Aurait-il su recevoir ne serait-ce qu’un grain de sable, une poussière de tout l’amour que mon cœur lui offre ?

Il n’y a aucune réponse à attendre, il a raison : ce n’est pas important. Rien n’a d’importance d’ailleurs et tout n’est que croyances qui s’entrechoquent. Nous mettons tant d’énergie à lutter, à combattre, pour défendre nos idées, nos points de vue, lutter ensemble et contre nous-même.

De ses yeux qui percent les apparences et lisent entre les lignes, il a gratté les couches en moi qui masquaient des ombres bancales et maintenaient des béquilles fragiles, il a interrogé chaque contradiction, jusqu’à me mettre face au précipice que j’avais moi-même masqué avec soin. Il a agrandi férocement et consciencieusement la déchirure devenue béance.

Mais que pourrais-je dire sinon merci ? C’est sans doute grâce à tout cela, qu’aujourd’hui je sais où est ma place, et quelles sont mes armes face à toutes les guerres internes et externes à nos frontières  : ma place est ici, dans la quiétude de cette forêt, dans la contemplation, à choisir de rayonner la lumière. Mes armes sont l’Art, les mots, la Beauté et l’Amour. Mon choix est fait. Radical et sans appel.

Je choisis.  »Powodzenia », bonne chance l’Ami, merci pour ton appel.