» Do witzenia« … je raccroche le téléphone. Silence en moi. Cœur qui bat.
Il l’a dit. Il s’enrôle en Ukraine, soldat pour la liberté aux frontières de sa terre natale.
Il l’a dit, en riant, sa voix pleine de fièvre et de folie. Comme une flèche décochée qui attendait depuis bien longtemps ce prétexte là. Sa prédiction de mourir jeune serait donc réelle ?
Une courte vie d’extase, d’orgueil, d’adrénaline, de visions fulgurantes.
Le choix lucide de tout cela. Une vie à vouloir vivre chaque seconde entièrement sans rien retenir, sans aucune attache. Une vie à se brûler le corps, avec un cœur sculpté dans une armure de plomb.
J’avais lu en lui dès notre rencontre l’impressionnante folle sagesse dans ses yeux bleus divergeants qui semblaient envelopper tout l’espace. J’avais ressenti l’appel du combat, la fascination pour la mort, et puis cet absurde paradoxe de douceur presque enfantine, cette sensibilité extrême, cette intense et si douloureuse opposition entre un père guerrier, et une mère, inexistante artiste évaporée. Il incarnait les deux, le génie artistique tout en finesse dans un corps d’Achille, homme montagne.
Il était entré dans ma vie de la même manière qu’il savait en sortir : imprévisible et radicale, une bourrasque de vent qui sème le chaos et entraine une onde de choc sur son passage. J’avais vu venir par la forêt ce géant au sourire d’enfant perdu, qui ne parlait pas ma langue, gêné dans son corps trop grand et trop fort. Trouvant enfin un asile dans notre maison accueillante, il s’était agenouillé pour caresser le chien. Il m’a fallu peu de temps pour prendre conscience de ce conflit intérieur, cette bête féroce née pour tuer, qui luttait sans répit avec la sensibilité du peintre au regard qui transperce, le tout petit enfant blessé qui avait grandi entre des murs pleins de moisissures, d’injures et de coups, contraint de se fabriquer une épaisse carapace d’acier inoxydable et de nombreux masques mythiques dont il jouait à loisir pour construire sa propre légende.
À présent, je crois avoir tout reçu, les coups et la douceur, la violence implacable, et la vision hors norme. Son corps d’immortel infatigable, sa concentration et sa maîtrise totale de ses moindres mouvements font de lui un être à part. Conscient de cela, il en joue et renforce cette aura qui brûle, insupportable pour la plupart. Il s’en moque. La terre entière peut bien le détester, il s’en moque.
Et pourtant, aujourd’hui encore, je raccroche le téléphone. Le silence en moi me montre à quel point je me suis mentie : non, je ne l’ai pas cerné, je ne le cernerai jamais, aucune prise, aucune attache sur cet être énigmatique qui me fascine pourtant, dans ce mouvement d’attraction et de répulsion.
Dans le vide laissé en moi, les questions se cognent contre mes tempes : pourquoi m’appelle-t-il ce matin pour m’annoncer cette nouvelle et me dire que rien n’est important ? Souhaite-t-il encore provoquer un séisme en moi, ou bien est-ce qu’une infime fissure a su s’immiscer en son centre, brèche que le soldat orgueilleux n’avouera jamais ? Aurait-il su recevoir ne serait-ce qu’un grain de sable, une poussière de tout l’amour que mon cœur lui offre ?
Il n’y a aucune réponse à attendre, il a raison : ce n’est pas important. Rien n’a d’importance d’ailleurs et tout n’est que croyances qui s’entrechoquent. Nous mettons tant d’énergie à lutter, à combattre, pour défendre nos idées, nos points de vue, lutter ensemble et contre nous-même.
De ses yeux qui percent les apparences et lisent entre les lignes, il a gratté les couches en moi qui masquaient des ombres bancales et maintenaient des béquilles fragiles, il a interrogé chaque contradiction, jusqu’à me mettre face au précipice que j’avais moi-même masqué avec soin. Il a agrandi férocement et consciencieusement la déchirure devenue béance.
Mais que pourrais-je dire sinon merci ? C’est sans doute grâce à tout cela, qu’aujourd’hui je sais où est ma place, et quelles sont mes armes face à toutes les guerres internes et externes à nos frontières : ma place est ici, dans la quiétude de cette forêt, dans la contemplation, à choisir de rayonner la lumière. Mes armes sont l’Art, les mots, la Beauté et l’Amour. Mon choix est fait. Radical et sans appel.
Je choisis. »Powodzenia », bonne chance l’Ami, merci pour ton appel.