Des nids d’hirondelles

Quand mes yeux tombent dans les poches de mon pantalon
Comme les flaques de novembre
Ne crois pas que je suis soumise à tristesse à petitesse ou à l’hiver

Quand le sourire m’efface de mon propre visage
Comme les alphabets à la craie sur le tableau aigu
Ne crois pas que mon cœur deblaie de la suie au fond de la cheminée du charbon dans les alvéoles

Quand les larmes s’egouttent une à une roulis salé sur la joue
Comme une dentelle liquide
Ne crois pas que l’âme devienne peine bouillie chapelure

Quand le verrin de l’énergie rétrécit son rythme
Comme une courte paille
Ne crois pas que l’effort se tait se chappe se calcifie

Quand mes doigts se dérobent à fabriquer
Comme une sanction
Ne crois pas que la voix est muette rance et engoncée

Quand l’aurore déverse ses filaments sur mon visage froissé
Comme un buisson de ronces et que
Le soleil m’embrasse venin abrupt
Alors que je m’éveille sur un lit d’hirondelles
Ne crois pas que l’échoppe de mon envie ferme à heure fixe

Elle tire la sonnette d’alarme sur les dessins en grisaille
Au sommet du terril
Mord la sciure
Traverse les champs d’armoise
Fait mousser la poussière

Pendant des années j’ai cru que
le silence recouvrait la peau de ses squames
Pendant des années j’ai vu que
le non-dit lamine les gorges de ses crevasses arides
et même les gorges claires sont touchées
Pendant des années j’ai senti que
ça clochait au niveau des cœurs au niveau des échanges vrais au niveau des passages de relais
pendant des années j’ai goûté l’amer des crues
le sel des larmes le sel qui ronge et qui libère
pendant des années j’ai visité l’ineffable le silence le trop tôt le trop tard
à la façon d’une roquette oubliée dans les couches de la terre prête à
exploser prête pour le voyage interstellaire
pendant des années c’était toujours pas le moment
ce n’était jamais le bon moment
par-dessus les silences les grosses gênes cousaient des tombes de corps voûtés des oreilles hagardes dégringolaient de leur fonction des oreilles sans fond des oreilles sans parois sur lesquelles les mots, les questions ne ricochaient plus
pendant des années c’était
j’ai cru que ça finirait ce
rien ce
blanc du vide de la neige qui fait tout taire autour d’elle
j’ai cru que ça finirait ce
jamais
mais des décennies après je ne suis plus une enfant plus une fillette à qui l’on dérobe les réponses à demi-mot
mais des décennies après il n’y a plus de neige en hiver et tout se tait pourtant
tout continue à ne rien
tout est tu
mais où suis-je où êtes-vous d’où vous taisez-vous
le puits d’où vous noyez la parole n’a pas de fond cela fait trop longtemps qu’il est bouché
s’il avait un cadenas il serait fermé à quintuple tour il y aurait un maître de la forge un vulcain qui soudoierait ses elfes bienfaiteurs pour conserver cela secret, tu, mort
l’arc-en-ciel met du temps à se frayer un chemin
même s’il a été là depuis ma nuit du temps
le voir fut difficile
le voir fut un reniement du silence
du silence et c’est dur de le pousser quand il a été le seul dialogue
un ballon de baudruche un lot de consolation un gros paquet cadeau
finalement toi tu tries les ficelles de l’existence
tu fais bien car
ce qui importe c’est que cela devienne le
carrousel des délices
pendant des années j’ai pas su que la vie avait un goût, une saveur exquise, un avenir et pas qu’un passé
puis j’ai touché du doigt les mots sur mon clavier.

Cette nuit, j’ai rêvé dans le corps d’un enfant de sept ans
cette nuit, tout mon corps, ma tête, mes pieds, mes jambes, mes mollets, avaient sept ans à nouveau
leur petitesse et leur vigoureuse maladresse ne cessaient de me rapprocher
de terres blanches molles et neigeuses où il ne faisait pas plus de trois degrés
je m’y enfonçai avec amour
je traversai de hautes portes en hêtre et en épicéa qui roulèrent sur mes bras nus, déposant une épine
que la peau absorba
sous les pas d’un lynx mastodonte, la neige crissait et gelait aussitôt
le félin avançait d’un pas fier, de dos, il paraissait un lama
et me guidait
vers la flaque noire – un étang
mes yeux se posèrent, attirés par la surface cendrée, irrémédiable d’opacité
les blèvres repentis montraient leurs griffes et leurs moustaches leurs nez fureteurs
je plongeai et ressortis de l’autre côté de la vallée, à l’aube de mes quarante ans

Il était une fois une fille aux cheveux couleur de miel et une fontaine ronde. La fontaine était vide. Une pierre se dressait en son centre. Au fond de la fontaine, et comme cela put sembler anormal, il faut répéter que, aussi étrange que cela puisse paraître, il n’y avait plus d’eau.

La dernière goutte, tombée sur le parapet des siècles plus tôt, avait rencontré de la mousse. Grâce à cette ultime goutte, la mousse n’avait pas totalement séché. La fille à la chevelure d’or avait recueilli la mousse dans la paume de ses mains. En avait formé un nid, bien rond, d’un vert ardent, et qui donnait l’impression d’être molletonné.

La goutte avait prolongé ses effets aqueux dans le nid de mousse. La jeune fille disait : « au creux de mes mains, la mousse a fondu en larmes ». Les larmes avaient coulé, et la mousse avait proliféré en longs filaments de vase vert jade, tels que ceux que les rivières abritaient. La fille s’y prenait les pieds lorsqu’elle nageait le long des berges sombres. Elle aimait ce contact doux et poisseux. Elle sentait des cheveux à ses pieds.

Le soir, alors qu’elle assemblait ses mains en un cœur tiède, en guise de prière à la fontaine sans eau, elle vit naître de ses paumes ligneuses et blanches un monceau de mousse. C’était inattendu.

De ce réseau verdâtre naquit un globe gros comme une agate. Puis, un œil se forma. Un œil tout à fait humain. Blanc. Avec une pupille et un iris. Strié dedans. Brun, ambré, lumineux comme une bière. De longues broussailles l’ornaient.

L’œil était humide et bien vivant : il battit des cils. Elle passa sa main dessus, pour refermer le battement, puis, c’est une paupière qui se dessina. Cheveux de miel et œil d’ambre : elle n’avait pas besoin d’un troisième œil alors elle plaça le bourgeon dans sa poche toujours humide.

Depuis lors, elle exerça ses talents de médium.

Lac du Petit Maclus.

Lac, eau stagnante, démonstration de la quiétude, j’ai envie de me rouler dans tes bras, que mes jambes s’entortillent au gré de tes remous impassibles, implacables, obscurs

Lac, nénuphars sur ta surface, racines dans tes reflets, tu es le jardin germé dans l’eau vieille des glaciers fondus

j’ai envie de refondre ma peau à ton eau, de ressouder ma chair à tes rochers, de tricoter mes cheveux à ta vase indocile

Lac, ombres des sapins vert sur le noir de ta moire liquide, j’ai envie de croiser mes jambes à tes saphirs triomphants, de visser ma langue à ton impossible étang

de frotter mes pieds à ton fond inatteignable, pourtant si doux, de cambrer mes dents sur ton apparence épaisse, noire, d’ébène et de confettis

Lac, truites, ombres, vairons, grenouilles, entités millénaires prises dans tes filets de liberté, j’aime me jeter à corps perdu dans ton corps mouillé, et retenir longtemps ma respiration

Lac, châtaignes, brumes et longue pluie, je passe mon temps à situer ma vague sur l’envers de ton vibrato

je lèche tes bords, je sens ton odeur, je ne sais plus me séparer de toi

je sens le vide de la nudité emballer les blessures, vivifier les corps et fabriquer des baisers très solides

à la mémoire verte.

Prise de sang elle s’évanouit

Prise de sang elle colère

Prise de sang elle se vide

Prise de sang elle se colore

D’abord, une perfusion de rouille pour recharger le taux de ferritine et le taux d’hémoglobine. Les clous trempés dans le verre d’eau sur la nappe en vinyle à carreaux rouge et blanc, gros, gros carreaux Vichy, la nappe aux bords francs coupés aux ciseaux, effilochés par les ans.

Le gras des jours qui se dépose en fines pellicules ajourées sur les endroits les plus nombreux de la nappe, cette eau de rouille est un remède. Un miracle. Une formule de bonne santé.

Puis, fendue en deux par l’aiguille de la santé, la veine s’offre à la silhouette en blouse blanche et lèvres vermillon, contraste éthéré :

baskets râpées rougies, cheveux roux, bouche carmin,

murs, plafond, siège blanc lavabo

équipement métallique froideur du temps du soin

Ensuite, l’élastique se desserre, le poignet se libère, l’ecchymose se dessine.

Plus loin, fendue en deux par l’aiguille de la santé, la veine explose, hématome, bleuissement, cyanotype épiderme

cartographie de l’aiguille vivement plantée dans le bras pour la journée

rébellion des molécules ajourées, danse des enzymes.

Et, résultat.

Ferritine 5 mg par litre.

Numération globulaire hématies 3,76 T/l.

Après, l’explication est brève, un appel téléphonique, les mises en garde habituelles, prenez du fer, prenez de la vitamine C. C’est bon pour vous.

Traitement approuvé, une ordonnance dans le panier,

direction la pharmacie :

« Et c’est tout ce qu’il vous fallait ? » Oui.

Or, les effets secondaires ne tardent pas à se faire sentir.

La boue

Elle vient d’une lignée de paysans : la laine, les cornes, les plumes, les ruisseaux, cet univers non consommable lui montre que les façons de ses ancêtres sont aussi les siennes. Sa grand-mère paternelle, qui n’a aucune racine paysanne, mais des vaisseaux petits-bourgeois, veut l’en éloigner. Sans succès. Elle enfourche son vélo, chausse ses lunettes de soleil, laisse le lotissement étriqué derrière elle, pour les clairières et le clapotis de la rivière. Elle croise ce type à la bedaine écarlate, guetteur professionnel. C’est le vieux plombier. Il lui fait signe.

Elle répond d’un regard furtif. Le plombier ne capte rien. Ses cheveux, encore humides de la douche, casquent son crâne et encadrent son visage d’un tortillon valable, comme des rubans de bolduc rebouclés aux ciseaux, de ceux qui font de somptueux paquets cadeaux. « Pas mal », pense-t-elle en voyant son reflet dans la vitrine de la supérette désaffectée. « Ça ressemble à l’effigie de starbuck, en plus réaliste ». Elle ressemble à ces mannequins en couverture de Biba. Elle n’a pas mis trois plombes à se faire des yeux smocky, ni tresser ses longueurs mais elle a l’air frais comme un fromage blanc à peine sortie de sa faisselle.

Le vent adoucit les rayons du soleil qui cogne fort.

Au moment de dépasser la vitrine floutée par les coups de pinceaux vandales s’ils n’étaient pas le signe patent d’un abandon, elle aperçoit une ombre, fugace, mâchée par les traces de peinture vinylique brossée à grands traits. Sous la peinture, un improbable face à face. Des allées et venues. Elle s’y attarde.

Elle caresse du regard une silhouette indéfinie. Ce qui est net et précis, ce sont les pectoraux apparents et dessinés, d’un individu de type masculin, un torse travaillé et un jean qui se fond dans le décor sauvage de la vitrine. Elle essuie ses lunettes de soleil au verre brouillé par l’humidité ambiante.

Plus rien.

Pourtant,le paysage vu à travers la vitre embuée n’a rien d’une chimère.

Elle se remet en selle. La silhouette distinguée à travers la vitre l’intrigue. D’où sort ce type ? Un bellâtre ? Un chevalier de l’apocalypse ?

Elle qui déteste le lèche-vitrine, elle racontait à sa copine Zoé que les occupations les plus banales sont parfois les plus surprenantes. Durant tout le trajet vers la rivière, l’indistinct personnage viril l’accapare avec une force rageuse. Elle ferme les yeux : elle le voit. Elle voit un banc : elle s’y couche, car son corps est accueillant. Elle dévisage un copain de lycée : elle entrevoit cet éphèbe approximatif et inapprochable. Elle pédale le long du chemin, les perles de sueur transpercent son débardeur. Son dos s’orne d’un nouveau motif, éphémère, aux contours aussi imprécis que cette image brouillée et persistante.

Elle reprend son chemin vers la petite plage. Le chemin s’étale devant son vélo comme un ruban de terre gonflé par la chaleur. Au croisement des sentiers forestiers et du chemin vicinal,trois chiens blancs et un chien noir balancent leurs poils trempés. Le portail de la maison dans les bois ne doit pas être bien fermé. Les labradors sentent le foin, le fumier et la douce robe des rosiers. Ils s’approchent d’elle avec toute leur prestance. Ça l’oblige à ralentir. Ils activent leur truffe : ils la reconnaissent, elle passe plusieurs fois par semaine. La meute familiale se greffe à l’attelage, et, telle Hécate, elle poursuit le bout de trajet restant les chiens haletant à ses côtés.

Le récit passe comme un vent tiède à travers une moustiquaire.

Leurs jappements font fuir un chat errant, reculer une vache. Elle atteint le pré sous lequel s’étend la rivière, pommade fraîche et verte. Elle pose son vélo,s’étend à l’ombre des noisetiers. De là où les chiens boivent, la rive se déroule en langue tantôt caillouteuse, tantôt boueuse. Sous son corps jeune, les pousses d’herbe, les pâquerettes s’activent à la chatouiller. Impossible de rester sur ce tapis vert. Elle se déshabille, glisse ses pieds dans l’eau nappée de mousse et se drape toute entière du baume liquide. En quelques brasses, elle réchauffe son corps brouillé par le réveil précipité. Se pose sur l’ancien plongeoir, offerte au soleil naissant. Elle frotte ses pieds sur un rocher incrusté d’algues, de fossiles râpés, duquel bouillonnent de petites bulles emprisonnées dans la nuit des pierres. Le halo tabasse ses yeux, empoigne sa peau sans bronzage. Ses cheveux courent le long de ses côtes. Elle fait le plein de calme avant les vacances trop occupées. Son frère, sa sœur, sa mère qui partent et reviennent, son père – qu’elle attend. Quoi ?

La vie est un tourbillon. Les branches arquées du saule pleureur égrènent les feuilles frêles, tombent, ploient, comme si elles voulaient percer le sol et y reprendre vie. Si la vie peut parfois l’assommer, elle renifle les souvenirs rieurs comme celui du chantier derrière la vitrine

Vanités

Tu déjoues la calcification des cerises
tu enfreins la loi du velours et du vermoulu
tu regardes : l’étang qui baigne les racines sans futur
les koï qui œuvrent sur l’aval des prières
tu préfères, bien sûr, les nymphéas
tu demandes « qui déferle sur l’horizon que l’on n’a pas vu ? »

tu oseras dans un an
l’oxyde de fer sur la laideur
la rousseur d’une peau surexposée
l’étymologie inversée de la rivière

en ce moment, il fait jour il fait chaud il fait lourd

il pleut des anémones
de mer
une conque de pierre ensablée dans le Sahara acide

tu enveloppes la terre
tu neutralises l’insonorisation
tes pupilles font face au vent salé
ton corps délabré fouette le paysage
comment ? tu étires tout ton être jusqu’au figuier

tu n’entames pas la délicatesse des éléphants

un long roulis élégant
un serpolet dans l’eau de vaisselle
par le soleil, obligé
d’exhaler le noyau d’une cerise caché sous une feuille

tu trempes dans l’ère duveteuse
tu saccages le désir
comment es-tu arrivé jusqu’à moi ?
tu es un camélia violet
tu absorbes les colères
au printemps, les recraches,
en été, les enterres,
à l’automne, les fracasses
et les piétines tout l’hiver