Elle vient d’une lignée de paysans : la laine, les cornes, les plumes, les ruisseaux, cet univers non consommable lui montre que les façons de ses ancêtres sont aussi les siennes. Sa grand-mère paternelle, qui n’a aucune racine paysanne, mais des vaisseaux petits-bourgeois, veut l’en éloigner. Sans succès. Elle enfourche son vélo, chausse ses lunettes de soleil, laisse le lotissement étriqué derrière elle, pour les clairières et le clapotis de la rivière. Elle croise ce type à la bedaine écarlate, guetteur professionnel. C’est le vieux plombier. Il lui fait signe.
Elle répond d’un regard furtif. Le plombier ne capte rien. Ses cheveux, encore humides de la douche, casquent son crâne et encadrent son visage d’un tortillon valable, comme des rubans de bolduc rebouclés aux ciseaux, de ceux qui font de somptueux paquets cadeaux. « Pas mal », pense-t-elle en voyant son reflet dans la vitrine de la supérette désaffectée. « Ça ressemble à l’effigie de starbuck, en plus réaliste ». Elle ressemble à ces mannequins en couverture de Biba. Elle n’a pas mis trois plombes à se faire des yeux smocky, ni tresser ses longueurs mais elle a l’air frais comme un fromage blanc à peine sortie de sa faisselle.
Le vent adoucit les rayons du soleil qui cogne fort.
Au moment de dépasser la vitrine floutée par les coups de pinceaux vandales s’ils n’étaient pas le signe patent d’un abandon, elle aperçoit une ombre, fugace, mâchée par les traces de peinture vinylique brossée à grands traits. Sous la peinture, un improbable face à face. Des allées et venues. Elle s’y attarde.
Elle caresse du regard une silhouette indéfinie. Ce qui est net et précis, ce sont les pectoraux apparents et dessinés, d’un individu de type masculin, un torse travaillé et un jean qui se fond dans le décor sauvage de la vitrine. Elle essuie ses lunettes de soleil au verre brouillé par l’humidité ambiante.
Plus rien.
Pourtant,le paysage vu à travers la vitre embuée n’a rien d’une chimère.
Elle se remet en selle. La silhouette distinguée à travers la vitre l’intrigue. D’où sort ce type ? Un bellâtre ? Un chevalier de l’apocalypse ?
Elle qui déteste le lèche-vitrine, elle racontait à sa copine Zoé que les occupations les plus banales sont parfois les plus surprenantes. Durant tout le trajet vers la rivière, l’indistinct personnage viril l’accapare avec une force rageuse. Elle ferme les yeux : elle le voit. Elle voit un banc : elle s’y couche, car son corps est accueillant. Elle dévisage un copain de lycée : elle entrevoit cet éphèbe approximatif et inapprochable. Elle pédale le long du chemin, les perles de sueur transpercent son débardeur. Son dos s’orne d’un nouveau motif, éphémère, aux contours aussi imprécis que cette image brouillée et persistante.
Elle reprend son chemin vers la petite plage. Le chemin s’étale devant son vélo comme un ruban de terre gonflé par la chaleur. Au croisement des sentiers forestiers et du chemin vicinal,trois chiens blancs et un chien noir balancent leurs poils trempés. Le portail de la maison dans les bois ne doit pas être bien fermé. Les labradors sentent le foin, le fumier et la douce robe des rosiers. Ils s’approchent d’elle avec toute leur prestance. Ça l’oblige à ralentir. Ils activent leur truffe : ils la reconnaissent, elle passe plusieurs fois par semaine. La meute familiale se greffe à l’attelage, et, telle Hécate, elle poursuit le bout de trajet restant les chiens haletant à ses côtés.
Le récit passe comme un vent tiède à travers une moustiquaire.
Leurs jappements font fuir un chat errant, reculer une vache. Elle atteint le pré sous lequel s’étend la rivière, pommade fraîche et verte. Elle pose son vélo,s’étend à l’ombre des noisetiers. De là où les chiens boivent, la rive se déroule en langue tantôt caillouteuse, tantôt boueuse. Sous son corps jeune, les pousses d’herbe, les pâquerettes s’activent à la chatouiller. Impossible de rester sur ce tapis vert. Elle se déshabille, glisse ses pieds dans l’eau nappée de mousse et se drape toute entière du baume liquide. En quelques brasses, elle réchauffe son corps brouillé par le réveil précipité. Se pose sur l’ancien plongeoir, offerte au soleil naissant. Elle frotte ses pieds sur un rocher incrusté d’algues, de fossiles râpés, duquel bouillonnent de petites bulles emprisonnées dans la nuit des pierres. Le halo tabasse ses yeux, empoigne sa peau sans bronzage. Ses cheveux courent le long de ses côtes. Elle fait le plein de calme avant les vacances trop occupées. Son frère, sa sœur, sa mère qui partent et reviennent, son père – qu’elle attend. Quoi ?
La vie est un tourbillon. Les branches arquées du saule pleureur égrènent les feuilles frêles, tombent, ploient, comme si elles voulaient percer le sol et y reprendre vie. Si la vie peut parfois l’assommer, elle renifle les souvenirs rieurs comme celui du chantier derrière la vitrine